IV
La Tia
Le moulin à rumeurs poursuivait son œuvre. La fièvre jaune ne faisait qu’y apporter davantage d’eau – qui était malade, qui était mort, qui fuyait la ville pour se réfugier dans la plantation d’un ami jusqu’au terme de l’épidémie.
L’événement le plus important n’était cependant pas une rumeur. L’armée que le roi rassemblait reçut brusquement l’ordre de rentrer. Les généraux du roi craignaient visiblement la fièvre jaune davantage que la puissance militaire de l’Espagne.
Ce qui était peut-être une erreur. Dès que la menace d’invasion disparut, les autorités espagnoles de Nueva Barcelona se mirent à arrêter les agents cavaliers. Les Espagnols étaient manifestement au courant des conspirations depuis le début – ils entendaient les mêmes rumeurs que tout le monde – et attendaient leur heure pour frapper.
Ce ne fut donc pas uniquement la fièvre jaune qui décima la population anglophone de Nueva Barcelona. Un grand nombre d’Américains, de Yankees et d’Anglais embarquaient pour fuir la ville – les Américains à bord de vapeurs remontant le fleuve, les Yankees et les Anglais à bord de clippers et de caboteurs marchands prenant la mer pour la Nouvelle-Angleterre, la Jamaïque ou toute autre destination britannique.
La situation n’était pas plus facile pour les Cavaliers que pour les Français. Le bac du lac Pontchartrain, comme toutes les issues de la ville, était surveillé, et tout porteur d’un passeport royal des colonies de la Couronne se voyait refuser le droit de partir. Étant donné que les Cavaliers formaient le seul groupe anglophone important, une bonne partie de la population apeurée se retrouva prise au piège dans Nueva Barcelona tandis que la fièvre jaune opérait sa progression insidieuse.
Les citoyens espagnols fortunés prirent la route de la Floride. Quant aux Français, ils n’avaient nulle part où aller. Les frontières leur restaient fermées depuis le jour où Napoléon avait envahi l’Espagne.
Résultat : Nueva Barcelona était en proie à la peur et à la colère.
Alvin faisait des courses en ville, ce qui devenait plus difficile ces temps-ci car la fièvre n’incitait pas les fermiers à y amener leurs produits. Il passait en revue un tas de melons tous plus moches les uns que les autres quand il prit conscience d’une flamme de vie familière qui venait vers lui dans la cohue. Il n’attendit pas de se retourner. « Jim Bowie », dit-il.
Bowie lui sourit – un grand sourire chaleureux qui poussa Alvin à vérifier si la main du nouvel arrivant ne reposait pas sur son couteau. Elle n’en était pas tout près, ce qui ne voulait pas dire grand-chose de toute manière, pour ce qu’en savait Alvin qui avait vu l’homme à l’œuvre.
« Encore à Barcy, fit Bowie.
— J’vous croyais partis depuis longtemps, toi et ton expédition.
— On a proche réussi avant qu’ils ferment les ports. Que maudit soit ce roi d’avoir flanqué une pagaïe de même. »
Que maudit soit le roi ? Comme si Bowie ne participait pas à une expédition chargée d’étendre l’autorité royale aux territoires mexicas.
« Ben, la fièvre passera, fit Alvin. Comme toujours.
— Pas la peine d’attendre jusque-là, dit Bowie. La nouvelle vient d’arriver du gouverneur général de Nueva Barcelona. L’expédition de Steve Austin peut effectuer sa mission. Tous les Cavaliers qui sont avec nous autres peuvent embarquer à bord d’un bateau qui s’en part pour la côte mexicaine.
— M’est avis que ç’a dû joliment donner un coup d’fouet au recrutement.
— Et comment ! Les Espagnols détestent encore plusse les Mexicas que les Cavaliers. D’après moi, c’est à cause que le roi Arthur a jamais arraché les tcheurs de dix mille citoyens espagnols vivants pour les offère en sacrifice à un dieu païen.
— Ben, bonne chance.
— En te voyant icitte au marché, j’dois dire, je m’sentirais beaucoup plusse rassuré si tu t’en venais avec nous autres dans cette expédition. »
Et tu auras ainsi l’occasion de me poignarder dans le dos pour me faire payer de t’avoir humilié ? « J’suis pas un soldat, dit Alvin.
— J’pense beaucoup à toi », fit Bowie.
Oh, j’en suis sûr.
« J’crois qu’une armée avec toi dans ses rangs aurait la victoire en poche.
— Y a une masse de Mexicas sanguinaires, et moi j’suis tout seul. Et oublie pas que j’suis pas très bon tireur.
— Tu connais de quoi j’parle. Et si toutes les armes mexicas se ramollissaient ou disparaissaient complètement, comme c’est déjà arrivé à mon couteau porte-bonheur ?
— J’dirais que c’est un miracle dû à un dieu malfaisant qui veut étendre l’esclavage dedans les territoires mexicas. »
Bowie resta muet un moment, l’air interdit. « C’est donc ça. T’es un abolitionnisse.
— Tu l’connaissais déjà.
— Ben, y a des genses contre l’esclavage et pis y a les abolitionnisses. Des fois on offre un peu d’or à un bougre et il se fiche pas mal du nombre d’esclaves que possède son voisin.
— C’est forcément quèqu’un d’autre, fit Alvin. J’suis pas trop intéressé par l’or. Ni par des expéditions contre les Mexicas.
— Un peuple affreux, dit Bowie. Du sang sus les mains, cruel.
— Et c’est supposé m’décider à les combattre.
— On s’dérobe pas à un combat.
— Moi, si, fit Alvin. Et toi aussi, si t’avais une cervelle.
— Les Mexicas résisteront pas à des gars qui connaissent tirer. Par-dessus l’marché, des milliers d’Rouges d’autres tribus vont s’joindre à nous autres pour les renverser. Ils en ont assez des sacrifices humains.
— Mais ce serait pour rétablir l’esclavage. Ils aimaient pas trop ça non pus.
— Non, on mettrait pas les Rouges en esclavage.
— Y a une masse d’anciens esclaves noirs au Mexique.
— Mais c’est des esclaves par nature. »
Alvin se détourna et prit une demi-douzaine de melons pour les fourrer dans son sac. Bowie lui donna un violent coup de poing sur le bras. « Me tourne pas l’dos. »
Alvin ne répliqua pas. Il tendit deux pièces de dix sous au marchand de melons qui secoua la tête.
« Allons, c’est pour des p’tits dans un orphelinat, dit Alvin.
— J’connais pour qui c’est, fit le paysan, et l’prix des melons aujourd’hui, c’est dix sous l’unité.
— Quoi, ç’a donc coûté tant d’ouvrage pour les faire pousser ? Sont plaqués d’or à l’intérieur ?
— À prendre ou à laisser. »
Alvin sortit d’autre argent de sa poche. « J’espère que vous êtes fier de profiter de l’indigence d’enfants malheureux.
— Personne est malheureux dans cette maison-là », murmura le paysan.
Alvin fit demi-tour et trouva Bowie devant lui.
« Je t’ai dit de pas m’tourner l’dos, souffla Bowie.
— J’te fais face asteure, dit Alvin. Et si t’enlèves pas ta main de ton couteau, tu vas perdre quèque chose à quoi tu tiens beaucoup – et qu’est pas en acier, malgré tes vantardises auprès des dames.
— Tu veux pas d’moi comme ennemi, fit Bowie.
— C’est vrai. J’te veux comme parfait étranger.
— Trop tard pour ça. C’est ami ou ennemi. »
Alvin s’éloigna avec son sac rempli de melons, mais ce faisant il chauffa la lame du couteau de Bowie. Ainsi que les boutons sur le devant de son pantalon. Peu de temps après, les fils des boutons se consumèrent et le pantalon s’ouvrit en grand. Et quand il porta la main à son couteau, l’étui s’enflamma. Derrière lui, Alvin entendit les autres clients rire et s’esclaffer.
C’était sans doute une erreur, se dit-il. Mais Bowie en avait commis une lui aussi en se représentant devant Alvin. Pourquoi des hommes tels que lui refusaient-ils la défaite et persistaient-ils à défier des adversaires qu’ils savaient plus forts qu’eux ?
*
Arthur Stuart se réveilla au milieu de la nuit en proie à des douleurs intestinales. Il se sentait si barbouillé qu’il ne pourrait pas se soulager en lâchant un gaz silencieux puis faire semblant de dormir si Alvin remarquait quelque chose. Aussi, résigné à son sort, il se leva, prit ses chaussures à la main, descendit au rez-de-chaussée, se chaussa avant de franchir la porte d’en arrière puis sortit d’un pas lourd dans la nuit étouffante pour gagner les cabinets.
Il y passa une demi-heure pénible, mais chaque fois qu’il croyait en avoir terminé et qu’il se relevait, ses intestins se remettaient à le travailler et il se rasseyait sur le siège pour une nouvelle séance de gémissements. Chaque fois, comme il se figurait évidemment au bout de ses peines, il s’essuyait, si bien qu’à la fin il avait l’impression d’avoir le derrière aussi à vif qu’un flanchet de bœuf attendri. Au moins, les bœufs ont la chance d’être morts avant de devenir de la viande crue, se dit-il.
Il put enfin se lever sans entendre d’autres clapotis dans son ventre ni ressentir davantage de tension, ce qui ne l’assurait pas pour autant qu’il ne lui faudrait pas redescendre en catastrophe les trois volées de marches une fois arrivé à son étage. Il se demandait bien sûr avec inquiétude si son indisposition n’avait pas un rapport avec la fièvre jaune, si Alvin n’avait pas suffisamment pris soin de sa santé et permis à la maladie de revenir.
Mais, à la réflexion, il se dit que le responsable devait être plutôt le marchand ambulant qui lui avait vendu dans l’après-midi un roulé pas cuit autant qu’il aurait fallu.
Il ouvrit d’un coup la porte des cabinets et sortit.
Quelqu’un tira sur sa chemise de nuit. Il poussa un cri et fit un bond de côté.
« Faut pas avoir peur ! dit Marie la Mort. J’suis pas un fantôme ! J’connais que les Africains ont peur des fantômes.
— J’ai peur du monde qui s’agrappe à ma chemise quand j’sors d’la commode au mitan d’la nuit, fit Arthur Stuart. Qu’esse tu fiches là ?
— T’es malade, dit-elle.
— C’est sûr, convint-il.
— Mais tu mourras pas cette fois-ci.
— Jusse quand j’commençais à en avoir envie.
— Une foule de genses vont mourir. Et une foule me rendent responsable.
— J’connais, dit Arthur Stuart. J’suis allé vous prévenir, mais ta mam et toi étiez parties.
— Je t’ai vu y aller et je m’suis dit que tu venais nous avertir. Alors asteure je m’dis que tu peux p’t-être nous donner à manger. On a beaucoup faim.
— Sûr, venez à la maison.
— Non, non, dit la fille. C’est une maison drôle. Beaucoup dangereuse. »
Arthur Stuart prit l’air écœuré. « Ouais, comme ça les histoires qu’on raconte sus toi sont des inventions, mais celles qu’on raconte sus cette maison sont toutes vraies, hein ?
— Les histoires qu’on raconte sus moi sont à moitié vraies, dit Marie la Mort. Et si celles qu’on raconte sus cette maison sont aussi à moitié vraies, j’veux pas y entrer, non.
— Y a pas de danger pour toi dedans cette maison, pas des genses qui y restent, toujours bien, dit Arthur Stuart. Et j’suis asteure depuis un moment devant ces cabinets, ça fait j’commence à m’dire que ça sent bien mauvais icitte. Alors va-t’en quérir ta mam et on va rentrer dans la maison, ousqu’on respire mieux. Et fais vite sinon je serai encore dedans les cabinets, et alors qui vous donnera à manger ? »
Marie la Mort réfléchit un instant, puis elle rassembla ses jupes et détala dans l’obscurité boisée au fond de la propriété. Arthur Stuart profita de l’occasion pour s’éloigner davantage des cabinets et se rapprocher de la cuisine.
Quelques minutes plus tard il avait allumé une bougie, et Marie la Mort et sa mère engloutissaient du pain légèrement rassis et du fromage insipide arrosés d’eau tiède. Mais elles se fichaient du goût. Elles avalaient tout si vite qu’elles ne devaient pas distinguer le pain du fromage.
« Ça fait longtemps que vous avez pas mangé ? demanda Arthur Stuart.
— Depuis qu’on s’cache, répondit Marie la Mort. Mais on avait arien à manger chez nous autres, autrement on l’aurait pris.
— Les mouches ont pas arrêté de m’piquer, dit sa mère. J’ai pus de sang d’reste, asteure. »
Elle avait quelques boutons de moustique, maintenant qu’Arthur Stuart la regardait. « Comment vous vous sentez ? lui demanda-t-il.
— J’ai beaucoup faim, dit-elle. Mais j’suis pas malade. C’est fini. Ton maître, il m’a guérie.
— C’est pas mon maître, c’est mon beau-frère. »
Marie la Mort lui jeta un regard en coin. « Alvin a donc marié une Africaine ? Ou alors t’as marié sa sœur ?
— J’suis adopté, dit Arthur Stuart.
— Alors t’es libre ?
— J’suis l’esclave de personne. Mais c’est pas vraiment comme être libre, pas quand tout l’monde dit : “T’es trop jeune pour faire ci, trop jeune pour faire ça, t’es trop noiraud pour aller par-ci et t’as pas assez d’expérience pour aller par-là.”
— Moi, j’suis pas noire, fit Marie la Mort, mais j’aimerais mieux être une esclave que ce que j’suis.
— Française, c’est pas si grave.
— Quèqu’un qui voit ceusses qui sont malades, j’veux dire.
— J’connais, fit Arthur Stuart. J’bêtisais. Évidemment, comme Alvin le répète toujours, quand on est forcé de dire aux genses qu’on bêtisait, c’est que c’était pas une bonne bêtise, hein ?
— Cet Alvin, il est quoi ?
— Mon beau-frère.
— Non, non, fit la mère. Comment il m’a si bien guérie ? »
Arthur devint soudain méfiant. Elles débarquent au beau milieu de la nuit et posent des questions sur Alvin. La chose pouvait parfaitement s’expliquer – comment ne pas être curieux au sujet d’Alvin ? – mais on voulait peut-être aussi pousser Arthur à en dire davantage qu’il ne fallait.
« M’est avis que vous pourrez lui demander demain matin.
— Faudra qu’on soit parties au matin, dit Marie la Mort. Avant le lever du soleil. Des genses surveillent cette maison. Ils vont nous voir, ils vont nous suivre et nous tuer. Nous pendre comme sorcières, comme en Nouvelle-Angleterre.
— Ils ont pas fait ça en Nouvelle-Angleterre depuis des années, fit Arthur Stuart.
— Ton Alvin, dit la mère, il a touché ce pain ? »
Alvin avait en fait acheté les baguettes. Aussi Arthur hésita-t-il un instant avant de répondre. « Comment j’peux connaître ? » Il était conscient que son hésitation en disait plus long que ses paroles. Et, sans savoir pourquoi, il avait envie de leur reprendre le pain et de les renvoyer d’où elles venaient.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, ou peut-être parce qu’elle trouvait que sa mère avait trop montré son jeu. Marie la Mort lança : « Asteure, on s’en va.
— Immédiatement, fit en écho sa mère en français.
— Merci pour le pain », ajouta Marie la Mort.
Alors même que la fille le remerciait, s’aperçut Arthur, la mère en profitait pour mettre deux autres baguettes dans son tablier. Il aurait pu l’en empêcher – c’était en principe une partie du petit-déjeuner du lendemain matin – mais il imagina les deux femmes seules pendant des jours dans les marais sans rien à manger ni grand-chose à boire, et il retint sa langue. Il irait en acheter d’autres au matin.
Il les suivit dehors.
« Non, dit la mère en français.
— Faut pas venir avec nous, fit Marie la Mort.
— J’viens pas avec vous autres, dit Arthur Stuart. J’dois retourner m’assire à la commode. Alors vaudrait mieux pas traîner en route, j’ai pas envie que l’odeur blesse vos sens délicats.
— Quoi ? fit Marie la Mort.
— Je m’en vais tout lâcher dedans le cacatoir à la galope, m’dame, alors ensauvez-vous si vous tenez à vot’ nez. »
Elles s’ensauvèrent, et Arthur Stuart s’en retourna gémir au-dessus de la tinette.
*
Ce furent d’abord quelques cailloux jetés contre la maison tard dans la soirée suivante et un cri étouffé que personne n’entendit à l’intérieur.
Le lendemain matin, un groupe d’hommes faisaient les cent pas devant en portant un cercueil, aux cris de : « Pourquoi y a personne malade chez vous autres ? »
Comme Pap Orignal et Mam Écureuil soignaient encore trois enfants touchés par la fièvre malgré les soins préventifs d’Alvin, il était tentant d’inviter les hommes à entrer constater leur erreur. Mais tout le monde savait que présenter trois enfants malades ne serait pas une réponse suffisante quand il en mourait dans le quartier davantage que partout ailleurs dans Barcy, et qu’aucun n’avait quitté la maison d’Écureuil et Orignal dans une boîte.
Alvin n’avait pourtant pas limité ses soins aux enfants de l’orphelinat. Il avait recherché d’autres flammes de vie dans d’autres maisons et en avait sauvé beaucoup. Mais l’opération prenait du temps, il fallait traiter les cas un à un, et, si beaucoup en réchappaient, un nombre plus grand décédaient, hors de sa portée, auxquels il n’avait même pas jeté un coup d’œil. Il y avait des limites à ses pouvoirs.
Il ne se chargeait plus des courses ni des tâches ménagères. Les baguettes qu’Arthur Stuart avait partagées avec Marie la Mort et sa mère étaient les dernières qu’il avait achetées ; et quand il dormait, c’était parce qu’il ne pouvait pas rester plus longtemps éveillé. Il sommeillait par à-coups, émergeait de cauchemars où des enfants mouraient sous ses mains. Le pire de tous, c’était celui où il voyait la mère de Marie la Mort, porteuse d’une maladie invisible, se promener et transmettre la fièvre jaune rien qu’en butant dans les passants, en leur parlant ou en leur chuchotant à l’oreille. Elle ébouriffait les cheveux d’un enfant, poursuivait son chemin, et l’enfant tombait raide mort derrière elle. Et chacune des victimes se tournait vers Alvin pour lui demander : « Pourquoi l’avez-vous sauvée et laissée circuler pour qu’elle nous tue tous ? »
Il se réveillait alors, cherchait d’autres flammes de vie atténuées par la maladie et s’efforçait d’en réparer les corps ravagés.
Il ne lui vint jamais à l’esprit de ne pas s’occuper d’abord des contaminés les plus proches de son logis. Mais le résultat fut que les décès dus à la fièvre augmentèrent en fonction de leur distance de l’orphelinat. Comme si Dieu avait béni l’établissement d’une grâce qui débordait sur les maisons voisines.
Ou plutôt, ainsi que les manifestants devant la maison le laissaient en gros entendre, comme si le diable protégeait les siens.
Cette nuit-là, les cailloux furent plus nombreux, des manifestants vinrent avec des torches et des ivrognes jetèrent des bouteilles qui s’écrasèrent contre le mur. Des enfants se réveillèrent pour se mettre à pleurer, et Pap Orignal et Mam Écureuil les déménagèrent dans les chambres à l’arrière de la maison.
Mais Alvin, toujours allongé sur son lit, continua d’envoyer sa bestiole et de soigner sans relâche, en se concentrant désormais sur les enfants afin d’en sauver le plus grand nombre possible.
Arthur Stuart n’osa pas l’interrompre dans sa tâche – ni le réveiller, au cas où il se serait endormi. Il savait qu’Alvin se sentait plus ou moins responsable de l’épidémie – il comprenait son acharnement implacable à poursuivre son œuvre. Il en faisait une affaire personnelle ; il s’évertuait à réparer une erreur terrible. Voilà ce qu’il avait laissé entendre avant de se murer dans un silence complet. Et maintenant qu’Alvin ne disait plus rien, Arthur Stuart se trouvait livré à lui-même.
Arthur n’avait aucun pouvoir de guérison. Mais il avait appris quelques rudiments de Faiseur et il se dit qu’il allait s’en servir pour protéger la maison. Une phrase d’Écureuil l’avait décidé à agir : « Ce qui m’fait peur, c’est les torches. Et s’ils veulent nous forcer à sortir en mettant l’feu ? »
Aussi se concentra-t-il sur les porteurs de torches et s’efforça-t-il de comprendre le feu. Il avait déjà travaillé dans le métal, mais guère plus. Le bois et le tissu étaient organiques et difficiles à pénétrer, à sentir et à concevoir. Mais, découvrit-il bientôt, ce qui brûlait, c’était l’huile dont on avait imbibé les torches, un liquide que comprenait davantage sa bestiole myope et tâtonnante.
Il ignorait le processus du feu, il ne savait donc pas faire cesser la combustion. Mais il pouvait disperser le liquide, le transformer en gaz comme il avait transformé le métal en liquide. Et une fois qu’il l’aurait vaporisé, la torche ne tarderait pas à s’étouffer.
Une à une, les torches les plus près de l’orphelinat commencèrent à s’éteindre.
C’est seulement quand Pap Orignal s’étonna – « Qu’esse qui s’passe ? Que Djeu nous garde, pourquoi les torches s’éteignent ? » – qu’Arthur Stuart se demanda s’il ne commettait pas une erreur.
La peur transpirait dans la voix de Pap Orignal. « Les torches proches de la maison s’éteignent. »
Arthur Stuart ouvrit les yeux. Une douzaine de torches ne flambaient plus. Mais il voyait désormais que les porteurs restants avaient pris du champ, et les bâtons abandonnés jonchaient à présent la rue, éparpillés comme les ossements d’une bête morte depuis très longtemps.
« S’ils voulaient la preuve que cette maison est maudite, asteure ils l’ont, fit Mam Écureuil. L’premier qui s’en vient trop près, sa torche s’éteint. »
Arthur Stuart se sentait désespéré. Il était sur le point d’avouer sa bêtise lorsque la foule entreprit de s’éloigner.
« Tranquilles pour cette nuit, dit Pap Orignal. Mais ils vont s’en revenir, et plusse nombreux, surtout avec un autre miracle ajouté à la liste.
— Arthur Stuart, fit Mam Écureuil, tu crois pas Alvin assez craqué pour éteindre leurs torches de même, dis ?
— Non, m’dame, répondit Arthur Stuart.
— On va recoucher les p’tits, Mam Écureuil, fit Pap Orignal. Ils vont être contents d’connaître que la populace est partie. »
C’est seulement après qu’ils eurent quitté la pièce qu’Arthur Stuart vit par la fenêtre la silhouette sombre d’un homme seul qui s’attardait dans la rue sans vraiment surveiller la maison, mais sans s’éloigner non plus. À sa démarche d’ours pataud à l’énergie contenue, il crut le reconnaître. Quelqu’un qu’il avait rencontré récemment. À bord du bateau. Abe Lincoln ? Couz ?
Non sans hésitation, il envoya sa bestiole vers la flamme de vie. Moins adroit qu’Alvin, il ne savait pas comment se contenter d’effleurer l’homme, de ne lui jeter qu’un coup d’œil. Alors que la seconde d’avant il le distinguait comme une étincelle lointaine, il se retrouva sans transition immergé dans la conscience mentale et corporelle de l’inconnu, dans ce qu’il voyait, ressentait, entendait et désirait ardemment. Il débordait de haine, de rage et de honte. Mais pas de mots, pas de noms – des éléments difficiles à découvrir. Peggy, elle, les voyait, mais pas Arthur Stuart, ni Alvin, pour ce qu’Arthur en savait.
Il eut du mal à se retirer du cœur fulminant de l’homme, mais il savait désormais de qui il s’agissait, car au milieu de toute cette agitation un détail se détachait : la conscience permanente du couteau qu’il portait à la hanche, comme si c’était son meilleur et plus fidèle allié, l’outil sur lequel il comptait avant tous les autres. Jim Bowie, sans hésiter.
Vu la malveillance qui l’animait, il était là pour commettre un mauvais coup, pas de doute. Arthur Stuart ne put s’empêcher de se demander s’il gardait encore sa vieille rancune depuis l’incident du fleuve. Mais alors pourquoi ne se souvenait-il pas aussi de sa trouille ?
Il avait peut-être besoin qu’on lui rafraîchisse la mémoire. Arthur Stuart ne pouvait pas faire disparaître le couteau comme l’avait réussi Alvin, mais il pouvait tenter quelque chose. En quelques instants il chauffa suffisamment l’arme pour que Bowie la sente. Oui, ça y était – Bowie pivota brusquement et s’enfuit à toutes jambes loin de l’orphelinat.
Ce qu’Arthur Stuart ne comprit pas, c’est pourquoi, tout en courant, Bowie tenait fermement le devant de son pantalon comme s’il avait peur de le voir tomber.
*
Alvin dormait sans savoir où cessaient les rêves et où commençait le cauchemar horrible de son impuissance à sauver davantage de vies. Mais, dans son sommeil agité, il entendit une voix qui l’appelait.
« Guérisseur ! »
C’était une voix autoritaire et étrange. Il ignorait qui l’appelait ainsi dans son sommeil, ce n’était pas une voix qu’il avait déjà entendue. Elle, en revanche, semblait le connaître, lui parler depuis le foyer de sa propre flamme de vie.
« Réveille-toi, l’endormi ! »
Les yeux d’Alvin s’ouvrirent comme malgré lui. Dehors pointaient les toutes premières lueurs de l’aube, visibles seulement par la fenêtre au bout de la longue salle du grenier.
« Réveille-toi, toi qui gardes un soc d’or dans la cheminée ! »
Comme l’éclair, il bondit hors du lit, traversa le long local et plaqua la main contre la brique. Le soc d’or était toujours là. Mais quelqu’un le savait.
Ou plutôt non. C’était forcément un rêve. Il s’était endormi après avoir guéri un enfant quatre rues plus loin. La mère était aussi mourante et il comptait la guérir ensuite. Avait-il réussi avant de sombrer dans le sommeil ?
Il envoya sa bestiole aux renseignements, d’abord frénétiquement puis en se concentrant davantage. Il retrouva l’enfant, un garçon de peut-être cinq ans. Mais là où aurait dû se trouver la mère… rien. Il avait manqué de résistance physique. L’enfant était en vie, mais désormais orphelin. Il se sentit le cœur transpercé d’un sentiment coupable.
« Sors ton or de la cheminée, guérisseur, et descends me parler ! »
Cette fois, il ne s’agissait pas d’un rêve. La voix était si puissante qu’il obéit presque comme si l’idée venait de lui. Mais il comprit aussitôt que ce n’était pas le cas.
Il n’y avait cependant aucune raison de ne pas obéir. Quelqu’un savait pour le soc d’or qui n’était donc plus caché.
Il ne lui restait plus qu’à le sortir de la cheminée et à l’emmener encore partout avec lui dans son sac.
Il lui fallut beaucoup de temps et de concentration, vu son état de fatigue, sa peine et son sentiment de culpabilité, pour desceller les briques et ramollir le soc d’or qui lui tomba dans la main. L’objet frissonnait, vibrant comme à son ordinaire, fringant, mais il n’en émanait aucun désir. La main d’Alvin trembla lorsqu’il le tira par l’ouverture dans les briques et l’amena vers lui. Sa proximité lui réchauffa le cœur. Était-ce vraiment dû au soc ou à l’émotion de retrouver un ami et compagnon de route, il n’en savait rien.
« Descends jusqu’à moi, guérisseur. »
Qui êtes-vous ? demanda-t-il en silence. Mais il n’obtint pas de réponse. La personne qui l’appelait par sa propre flamme de vie n’entendait pas ses pensées ou bien ne désirait pas lui répondre.
« Descends rompre le pain avec moi. »
Du pain. Une histoire de pain. Il s’agissait d’autre chose que manger. Elle attendait davantage de lui que partager un repas.
Elle. C’était donc une femme qui l’appelait. Comment le savait-il ?
Le soc dans son sac avec ses maigres biens, Alvin descendit l’escalier. Pap Orignal le vit quand il passa au deuxième étage, Mam Écureuil quand il passa le premier, et lorsqu’il arriva au rez-de-chaussée ils étaient juste derrière lui.
« Alvin, fit Écureuil, qu’esse tu fais ?
— Ousque tu vas ? demanda Pap Orignal.
— Quèqu’un m’appelle, répondit-il. Occupez-vous d’Arthur Stuart jusqu’à mon retour.
— Cet appel, dit Orignal, t’es sûr que c’est pas un piège ? Cette nuit, ils s’en sont venus avec des torches. Un pouvoir drôle a éteint les torches quand ils se sont approchés d’la maison, et asteure tu peux être sûr qu’on est surveillés. Ils aimeraient beaucoup nous attirer dehors.
— Elle m’appelle comme guérisseur, dit Alvin. Pour rompre le pain avec elle. »
Arthur Stuart apparut à la porte de la cuisine. « C’est la femme que t’as traitée dans le marais, dit-il. Elle est venue deux soirs passés avec Marie la Mort. J’leur ai donné du pain, et elles ont demandé si c’est toi qui l’avais acheté.
— C’est ça, fit Écureuil. Un pouvoir terrible qu’elle a, Marie la Mort.
— Connaître quèque chose, ça peut être un poids affreux à porter, mais c’est pas dangereux pour les ceusses qu’ont pas peur d’la vérité. Et c’est pas Marie la Mort qui m’appelle.
— Sa mère ? demanda Arthur Stuart.
— J’crois pas, répondit Alvin.
— D’après toi, ça peut pas être un pouvoir d’attirance, alors ? demanda Écureuil. Tu t’crois si puissant que des affaires de même ont aucune prise sus toi ?
— Un pouvoir d’attirance, fit Alvin. Oui, ça doit être ça, m’est avis.
— Alors faut pas y aller, dit Arthur Stuart. L’vaillant monde use pas de ces sorts-là pour attirer les genses. Ou pour faire les sacrifices affreux que ça prend, un sort de même.
— C’a jusse pris, m’est avis, de brûler du pain, fit Alvin. Et c’est comme je veux, j’y vais ou j’y vais pas.
— C’est pas l’impression que tout l’monde a quand on est ensorcelé par un pouvoir d’attirance ? demanda Pap Orignal. Tout l’monde croit avoir de bonnes raisons pour obéir à l’invocation, non ?
— P’t-être, fit Alvin, mais j’y vais. »
Il passa la porte.
Arthur Stuart lui emboîta le pas.
« Retourne-t’en à l’intérieur, Arthur Stuart.
— Non, m’sieur, fit Arthur. Si tu t’en vas dedans un piège, je vais l’voir et j’pourrai conter l’histoire après, dire que même le bougre le plusse puissant sus terre est des fois bête comme ses pieds.
— Elle a b’soin d’moi.
— Comme le djab a b’soin des âmes des pécheurs.
— Elle me donne pas d’ordre, dit Alvin. Elle me supplie.
— C’est d’cette mayère-là qu’une bonne âme verrait une obligation, tu comprends pas ? Quand l’monde a b’soin de toi, tu viens, alors si quèqu’un veut te faire venir, ça te fait accroire qu’il a b’soin de toi. »
Alvin s’arrêta et se tourna face à Arthur Stuart. « J’ai laissé un p’tit orphelin la nuit dernière à cause que j’ai pas pu rester éveillé, dit-il. Si j’suis tellement mal en train que j’résiste pas à ma propre fatigue, comment tu peux m’convaincre que j’suis assez fort pour résister à ce sortilège ?
— Donc tu connais qu’y a du danger ?
— J’connais que j’y vais. Et t’es pas assez fort pour m’en empêcher. » Il s’engagea à grands pas dans la rue déserte du petit matin. Arthur Stuart trottait à côté de lui.
« C’est moi qu’ai éteint les torches, dit Arthur Stuart.
— Pardi, fit Alvin. Une maudite couillonnerie que t’as faite.
— J’ai eu peur qu’ils aient envie d’mettre le feu à la maison.
— Ils en ont envie, c’est sûr, mais ça va leur prendre un moment de trouver l’courage. Ou la peur. L’un ou l’autre sentiment, s’il est assez fort, les poussera à mettre le feu à la maison. T’as dû jusse un brin les faire pencher du côté d’la peur, m’est avis. Oublie tout ça.
— Faut que tu dormes, dit Arthur Stuart, alors oublie tes tracas, toi aussi.
— Me parle pas comme si tu comprenais mes péchés.
— Et toi, me parle pas comme si tu connaissais ce que j’comprends et comprends pas. »
Alvin lâcha un gloussement sans joie. « Oh, t’as un maudit palais bien fendu, oui.
— Tu peux pas répondre à ce que j’dis, alors tu racontes que j’ai l’palais bien fendu.
— J’raconte rien du tout. Je t’ai dit de pas venir avec moi.
— C’était Jim Bowie, hier soir, fit Arthur Stuart. C’est l’dernier qu’est resté après que tout l’monde s’est ensauvé.
— Il m’a invité à m’joindre à leur expédition. M’a dit que si j’étais pas leur ami, j’étais leur ennemi.
— Alors p’t-être qu’il excite le monde pour te forcer à l’rejoindre ?
— Un failli chien comme lui croit que la peur peut lui valoir la loyauté.
— Une foule de maîtres avec un fouet peuvent témoigner que ça marche.
— Ça leur vaut pas la loyauté, jusse l’obéissance, et seulement quand le fouet est là. »
Ils sortaient du quartier des maisons peintes pour entrer dans une autre Nouvelle-Orléans, celle des maisons et cabanes défraîchies des Français persécutés puis, plus loin, celle des huttes des Noirs affranchis et des esclaves sans maître – un monde de prostituées désespérées à bas prix, de tueurs qu’on pouvait embaucher pour un peso et de praticiens de magie noire africaine qui jetaient au feu des bouts d’êtres vivants afin de forcer la nature à transgresser ses propres lois.
La magie des Noirs était aussi différente des talents des Blancs que du chant vert des Rouges. Alvin la sentait autour de lui dans les flammes de vie, une espèce de courage acharné donnant à entendre que, si le pire arrivait, chacun pouvait sacrifier quelque chose au feu et sauver ce qu’il avait de plus cher.
« Tu l’sens ? demanda-t-il à Arthur Stuart. Le pouvoir autour de toi ?
— Je sens qu’ça pue, répondit le gamin. Comme si l’monde d’icitte vidait les pissepots par terre.
— Les charrettes de vidange passent pas dans l’quartier. Esse qu’ils ont l’choix ?
— J’sens pas de pouvoir, moi.
— Et pourtant tu parles comme les Français d’icitte. “J’sens pas de pouvoir… moi ?”
— Ça veut rien dire, tu connais que j’répète ce que j’entends.
— Tu les entends, alors. Tout autour de toi.
— Ça quawtier noiw, massa, fit Arthur Stuart en imitant la voix d’un esclave, pas êtwe une ville fwançaise.
— Les esclaves français s’échappent tout autant qu’les espagnols ou ceusses des Cavaliers. »
Des enfants noirs sortaient à présent des maisons, suivis de leurs mères, des femmes lasses aux yeux battus. Et des hommes à la mine dangereuse commencèrent à les suivre comme une parade. Jusqu’à ce qu’ils arrivent devant une femme assise près d’un feu pour la cuisine. Pas une grosse femme, mais pas une maigre non plus. Voluptueuse comme la terre, voilà ce qu’elle était, mais lorsqu’elle leva les yeux du feu, elle lança en direction d’Alvin un sourire éclatant comme le soleil. Quel âge avait-elle ? Peut-être vingt ans, vu sa peau satinée couleur de bronze. Peut-être cent, vu ses yeux pétillants et avertis.
« Tu t’en viens voir La Tia », dit-elle.
Une femme plus petite, visiblement française, s’avança de derrière le feu. « C’est la reine, dit-elle. Asteure tu t’inclines. »
Alvin ne s’inclina pas. Rien dans l’expression de La Tia ne laissait entendre qu’elle y tenait.
« À genoux, homme blanc, si tu veux vivre, lança d’un ton sec la Française.
— Tais-toi, asteure, Michèle, fit La Tia. J’veux pas de cet homme à genoux. J’veux qu’il nous fasse un miracle, il est pas obligé de s’mettre à genoux. Il s’en vient quand je l’appelle.
— Tout l’monde s’en vient quand t’appelles, dit Michèle.
— Pas çui-là. Il s’en vient, mais je l’oblige pas. Je l’oblige jusse à m’entendre. Çui-là a choisi de venir.
— Qu’esse vous voulez ? demanda Alvin.
— Ils vont tout brûler icitte à Barcy, répondit la femme.
— C’est sûr ? fit Alvin.
— Je l’ai entendu dire. Les esclaves écoutent et ils causent. Tu connais. Comme à Camelot. »
Alvin se souvint de la capitale des colonies de la Couronne et des rumeurs qui avaient circulé au sein de la communauté des esclaves plus vite qu’un jeune garçon à la course. Mais comment savait-elle qu’il s’était trouvé là-bas ?
« J’ai vu ta peau sus l’pain, dit-elle. La plupart des filles comme moi, elles voient pas ça, c’est tellement p’tit. Mais moi je l’ai vue. Et alors j’ai connu. Pendant que l’feu brûlait, j’y ai vu tout ce que t’as. J’ai vu ton trésor. »
Elle voyait davantage dans la flamme de vie d’Alvin que lui dans la sienne. Tout ce qu’il voyait, c’était sa santé physique, quelques grosses peurs et une forte détermination. Mais dans quel but, il n’en savait rien. Une fois encore, son talent lui était insuffisant, et il en éprouvait une sensation cuisante.
« Crains rien, mi hijo, fit-elle. J’dirai rien. Et, non, j’parle pas de cette affaire que t’as dans ton sac. C’est pas ça, ton trésor. Elle appartient qu’à elle-même. Ton trésor est dans le ventre d’une femme au loin, bien à l’abri. »
L’entendre dire avec de tels mots de la bouche d’une étrangère lui fit comme un coup au cœur. Les larmes montèrent à ses yeux, il sentit sa tête défaillir, comme prise de vertiges.
Sans réfléchir, il tomba à genoux. C’était ça son trésor. Toutes les vies qu’il n’avait pas réussi à sauver à Barcy, c’était cette unique existence, l’enfant mort tant d’années plus tôt. Et sa rédemption, son seul espoir, son… – oui, son trésor – c’était le nouvel enfant qui se trouvait si loin, hors de sa portée, aux bons soins d’une autre personne.
« Relève-toi, souffla Arthur Stuart. Te mets pas à genoux devant elle.
— Il s’met pas à genoux devant moi, dit La Tia. Il s’met à genoux devant son amour, devant le saint de l’amour. Pas l’seigneur Valentin, non, pas lui. Le saint d’un amour paternel, saint Joseph, l’époux d’la sainte Mère. Devant lui, il s’agenouille. C’est ça, non ? »
Alvin secoua la tête. « Je me mets à genoux par rapport que j’suis cassé à l’intérieur, murmura-t-il. Vous voulez que, même brisé, j’fasse quèque chose pour vous, et j’peux rien faire. L’monde est plusse malade de jour en jour et j’ai aucun pouvoir de l’traiter.
— Tu as l’pouvoir dont j’ai b’soin, fit La Tia. Maria de los Muertos, elle me l’a dit. T’as guéri sa mère.
— Vous êtes pas malade, vous, dit Alvin.
— Tout Barcy, elle est malade. Tu restes dans une maison qui va mourir de cette maladie. Ce quartier noir, il va mourir. Les Français de Barcy, ils vont mourir. C’est la maladie des genses en colère, la maladie des couillons qu’ont peur. Ils veulent un responsable. Ça sera toi et ces fous d’Écureuil et Orignal. Nous autres et moi qui gardons l’Afrique vivante. Tous les Français comme Maria de los Muertos et sa maman. Qu’esse elles vont faire quand la foule va vouloir accuser quèqu’un d’avoir causé la fièvre et la détruire par le feu ? Ousqu’elles vont aller ?
— Qu’esse vous croyez que j’peux faire ? J’ai aucune influence sus la foule.
— Tu connais ce que j’veux, toi.
— Pas moi.
— Tu connais p’t-être pas que tu connais, mais t’as les mots gravés dans ton tcheur par ta maman des années passées, quand t’étais p’tit. “Laisse aller mon peuple.”
— J’suis pas Pharaon et on est pas en Égypte.
— Si, c’est l’Égypte, et m’est avis que t’es pas Pharaon, t’es Moïse.
— Qu’esse vous voulez ? Une invasion de cafards ? Barcy a déjà ça, et tout l’monde s’en fiche.
— J’veux que t’ouvres la mer en deux pour nous faire croiser vers la terre ferme durant la nuit. »
Alvin secoua la tête. « Moïse a réussi ça grâce à la puissance de Djeu, ce que j’ai pas. Et il avait quèque part où aller, un désert où s’perdre. Ousque vous pouvez aller, vous autres ? Tout ce monde. Trop nombreux.
— Ousque t’as envoyé les esclaves que t’as libérés du bateau ? »
Alvin en fut interloqué. Ce n’était pas possible qu’on connaisse cette histoire ici dans le Sud. Si ?
Il se retourna vers Arthur Stuart.
« J’ai arien dit à personne, se défendit Arthur. Tu m’prends pour un fou ?
— Tu crois j’ai b’soin que quèqu’un m’dise ? fit La Tia. J’ai vu ça dedans toi, ça brûlait. Fais-nous croiser l’fleuve.
— Mais il s’agit pas de deux douzaines d’esclaves, vous parlez là du quartier noir, de l’orphelinat et… du quartier français ? Vous connaissez combien ça fait ?
— Et tous les esclaves qui veulent s’en aller. Dans l’brouillard de la nuit. Tu fais s’en venir le brouillard du fleuve dedans Barcy. Tu nous laisses nous rassembler dans l’brouillard, tu nous fais croiser le fleuve. T’as des amis rouges, tu nous emmènes en sécurité sus l’aut’ rive.
— J’peux pas faire ça. Vous croyez que j’peux repousser tout l’Mizzippy ? Vous m’prenez pour qui ?
— J’te prends pour un bougre qui veut connaître quofaire il vit, répondit La Tia. Qui veut connaître à quoi son pouvoir il sert. Asteure, La Tia te l’dit, et tu veux tout d’même pas l’admettre !
— J’suis pas Moïse, fit Alvin. Et vous êtes pas l’Seigneur.
— Tu veux voir un buisson ardent ? demanda La Tia.
— Non ! » fit Alvin. Elle était parfaitement capable d’invoquer des espèces de feux d’artifice, mais il ne tenait pas à voir ça. « Et croiser l’fleuve, ça mènerait à rien, de toute façon. Qu’esse on donnerait à manger aux genses sus l’aut’ rive ? Y a que des marais là-bas, d’la vase, des serpents, des cocodries et des maringouins, tout comme icitte. Y a pas d’manne dans l’désert de là-bas. Mes amis chez les Rouges sont loin dans l’Nord. C’est pas possible. Surtout par moi.
— C’est possible, surtout par toi », répliqua La Tia.
Ils restèrent un instant sans rien dire.
Arthur Stuart rompit le silence. « Usted es tia de quien ?
— J’parle pas espagnol, petit, fit La Tia. On m’appelle La Tia à cause que les Espagnols peuvent pas dire mon nom ibo.
— Nous autres non plus, on dit pas son nom, fit la femme plus petite. C’est not’ reine, et elle a dit “Laisse aller mon peuple”, alors toi tu l’fais.
— Tais-toi, ma fille, fit La Tia. On dit pas à un bougre comme lui ce qu’il doit faire. Il veut déjà l’faire. Alors on l’aide à trouver l’courage. On lui dit d’aller sus l’quai et, là, il trouvera l’espoir asmatin. Là, il trouvera un frère comme Moïse qui le rendra brave et lui causera du tracas.
— Oh, bien, fit Alvin. Encore du tracas. » Mais il savait qu’il obéirait au commandement de la femme – il irait au moins sur le quai voir à quoi rimait sa prophétie.
— Tu apportes le brouillard et tout l’monde connaîtra qu’il faut venir.
— Venir où ? dit Alvin. Faites pas ça. On peut pas croiser l’fleuve.
— On s’en ira de cette ville d’une façon ou d’une autre. »
Alors qu’Alvin et Arthur Stuart s’en repartaient en hâte sous l’œil des Noirs de chaque côté, le jeune métis demanda : « Elle veut dire ce que j’crois ?
— Ils vont s’en aller ou mourir en essayant, répondit Alvin. Et j’peux pas dire qu’ils ont tort. Quèque chose d’affreux se prépare dedans cette ville. La guerre les démangeait avant cette fièvre jaune. Steve Austin a rassemblé des hommes qu’aiment se battre. Et il en manque pas d’autres prêts à s’battre aussi s’ils ont peur. Ils ont tous envie de tuer, et La Tia a raison. Il faut pas qu’ils restent icitte, tous les ceusses sus qui ils pourraient tomber. Si j’trouve moyen de sortir Pap Orignal et sa famille de Barcy, ils vont tomber sus la couleur affranchie ou les Français.
— Et un ouragan ? T’as provoqué une inondation pour arrêter la révolte des esclaves à Camelot, mais j’crois que cette fois tu pourrais faire la même chose avec le vent et la pluie, dit Arthur Stuart.
— Tu connais pas ce que tu demandes. Un mauvais coup de vent sus cette ville, et on tue l’monde qu’on doit sauver. »
Arthur Stuart regarda autour de lui. « Oh, dit-il. M’est avis qu’ils restent tous en terrain inondable.
— M’est avis. »
Des figures pâles les observaient aussi depuis les fenêtres des cabanes misérables du quartier français. La requête de La Tia s’était déjà propagée. Ils regardaient tous Alvin pour qu’il les sauve, et il ignorait comment s’y prendre.
Toujours la même chose, se dit-il. Des espoirs naissent autour de moi, mais je manque du pouvoir et de la sagesse nécessaires pour les combler. Je suis capable de faire disparaître le couteau d’un tueur et de fondre les chaînes d’un groupe d’esclaves, mais c’est une goutte de sang dans un seau d’eau, on ne peut même pas la retrouver et encore moins la récupérer.
Une goutte de sang dans un seau d’eau.
Il se souvint comment Tenskwa-Tawa avait créé une tornade sur un lac, fait couler son sang dans la trombe et vu l’avenir dans les parois tandis que tous deux s’élevaient dans le vide au centre.
Il se souvint que c’était dans les visions à l’intérieur de cette colonne d’eau tourbillonnante qu’il avait aperçu la Cité de Cristal pour la première fois. L’image appartenait-elle au passé ou à l’avenir ? L’important, ce n’était pas ce rêve de ce qui avait pu exister. Mais le procédé grâce auquel Tenskwa-Tawa avait façonné l’eau à la forme désirée et maintenu en place la trombe qui tournait visiblement à une grande vitesse alors qu’elle restait en réalité absolument immobile.
Du sang dans de l’eau, une trombe et des parois aussi claires et lisses que du verre.